Stanley Février réclame haut et fort le droit de rejeter toute catégorie réductrice liée à son identité. Les plus grandes réflexions qu’il mobilise dans son art concernent d’ailleurs plutôt la société québécoise.

Dans les années 70, Pòs Machan était le centre textile de Port-au-Prince. Quartier de classe moyenne, les couturières y allaient et venaient chaque matin, chaque soir, passant devant des dizaines de boutiques de tissus en gros. Un peu plus à l’est, à quelques pas, tout près du centre de la capitale haïtienne, le cinéma Concorde attirait les foules.
Le Cinéma Capitol au Port-au-PrinceLe Cinéma Capitol au Port-au-Prince | © Étienne Coté-PaluckC’est là où Stanley Février a grandi, mais ce n’est plus chez lui. Lors de son dernier passage à Port-au-Prince, cet artiste plasticien a reconnu certains édifices, mais la plupart de ses repères ont disparu. Ses amis, sa famille et ses connaissances n’y sont plus.

« Bien sûr, j’ai encore de la famille [en Haïti], rappelle Février, rejoint chez lui à Montréal. Mais tous ceux que j’ai connus sont éparpillés. Je n’ai plus de contacts avec des gens de l’endroit où je suis né. »

Février est arrivé à Montréal à 12 ans. Déménagé au Québec l’année de sa naissance, son père l’a parrainé en 1988. Au départ, sa famille était aisée, mais la grande boutique de sa grand-mère a changé de mains suite au décès de celle-ci. Le niveau de vie de toute sa famille de Port-au-Prince a alors subi un dur choc vers le bas.

Plusieurs quartiers voisins de Pòs Machan se sont paupérisés à cette époque. En effet, la crise économique du début des années 80 a été suivie par la chute violente du régime des Duvalier. En 1986, le dictateur, dans sa fuite précipitée, a laissé derrière lui un chaos dans les rues et les coffres de l’État vides.

« J’ai vu des choses horribles pendant que j’étais jeune, se rappelle Février. Je fouillais dans les poubelles. C’était ma réalité, je ne vais pas me cacher. »

La succession des crises économiques a aussi eu raison du cinéma Concorde. Poussiéreuse, sa façade est encore intacte tout comme son guichet vitré et sa grande marquise.

« Haïti, ce n’est plus mon pays, poursuit l’artiste. [Mes derniers voyages là-bas] l’ont confirmé. C’était étrange comme sensation d’être « chez toi » et te sentir comme un étranger. Je n’avais pas de référence, [je n’avais plus] rien à quoi je pouvais m’attacher. »

  • Trop de question© Stanley Février
    Trop de question
  • Trop de question© Stanley Février
    Trop de question
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Il ne réside plus aux Antilles, mais ce n’est pas un hasard, croit-il, s’il explore dans sa pratique artistique des thématiques sociales et des drames humains et s’il provoque son public avec des images crues. Son origine fait partie de qui il est et influence sa manière de penser, qui n’est pas seulement québécoise. « Il y a bien sûr toute une notion haïtienne dans mon vécu, ça fait partie de mon ADN. Ce côté engagé politico-dénonciation, je crois que ça vient d’Haïti parce que je suis né à une période assez chaude. »

Il a encore exposé l’année dernière des photos-scans et des assemblages de meubles, au sujet des tueries en milieu scolaire, un thème récurrent dans plusieurs de ses œuvres. L’école Bath Consolidated a été dynamitée le 18 mai 1927 au Michigan. Il s’agit d’un des premiers attentats suicides de l’histoire occidentale moderne,  perpétré par un membre endetté du Conseil de la Commission scolaire de l’endroit. Il a fait 45 morts, dont la femme du poseur de bombe.

  • Ce n'est pas la vie même© Stanley Février
    Ce n’est pas la vie même
  • Ce n'est pas la vie même© Stanley Février
    Ce n’est pas la vie même
  • Ce n'est pas la vie même© Stanley Février
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  • Ce n'est pas la vie même© Stanley Février
    Ce n’est pas la vie même
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« J’essaie de re-politiser le citoyen face à ses responsabilités sociales, environnementales ou politiques, de lui faire prendre conscience de son rôle par rapport à la globalisation, aux souffrances, à la pollution. »
L’été dernier, il a également réalisé un projet avec des jeunes en difficulté de la banlieue montréalaise où des déchets de plastiques ont servi de moules pour des sculptures.

  • Mondialisation© Stanley Février
    Mondialisation
  • Mondialisation© Stanley Février
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Établi à Montréal depuis bientôt 30 ans, Février a tout de même célébré plusieurs fois ses racines haïtiennes. Sa sœur, plus âgée que lui, voyage d’ailleurs « chaque année avec ses amis » en Haïti. Le terrible tremblement de terre de janvier 2010 a aussi ramené pour la première fois son pays d’origine au cœur de son art.

Présentée à la galerie Art-Mûr de Montréal en janvier 2015, ELEKTROKARDIOGRAM était sa première grande installation où ses origines haïtiennes étaient mises de l’avant aussi clairement.
Il y a encore des sans-abris du séisme, rappelait-il, cinq ans après le séisme.

Même aujourd’hui, plus de sept ans après la catastrophe, « il y a encore des gens dans la rue, et on ne peut pas juste faire une campagne de levée de fonds et ensuite laisser tomber. C’est dans un processus de développement à long terme qu’on peut ramener un certain confort pour ces gens-là. C’est ça que je voulais rappeler. […] C’est plus qu’un anniversaire, cette souffrance existe encore à tous les jours. »

L’exposition de 2015 faisait appel à plusieurs médiums, à la photographie, à la sculpture et au dessin. Entre autres, elle présentait des vêtements de sinistrés accrochés aux murs, sur lesquels pendait une étiquette racontant l’histoire de chaque propriétaire. Au centre de la pièce, des débris de béton et de fer éparpillés, des chaussures d’adultes et d’enfants empilées et un arbre littéralement coupé en deux.
« Dans cette œuvre, il y a tout le drame qui s’est produit en Haïti, mais aussi mon regard en tant qu’Haïtien d’origine vivant au Québec. »

« Je voulais montrer que cette histoire pouvait toucher n’importe qui sur la planète. Ce n’est pas une question de nationalité. La même chose s’est produite suite au tsunami en Asie du Sud-est et lors de la catastrophe de Fukushima au Japon. Même si cela s’est produit à des kilomètres du Québec, il reste que ça touche tout le monde. On ne peut pas être indifférent. »

L’ouragan Matthew l’automne dernier a été le pire phénomène météo de la région Caraïbes des six dernières décennies. Il y a aussi eu des levées de fonds, mais jusqu’à maintenant la plupart des régions touchées sont toujours dans un état lamentable. Il faudrait, selon Février, adopter des moyens conséquents pour remédier à la situation.

  • The Last War© Stanley Février
    Silent Rain
  • The Last War© Stanley Février
    The Last War
  • The Last War© Stanley Février
    The Last War
  • The Last War© Stanley Février
    The Last War
  • The Last War© Stanley Février
    The Last War
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« Qu’elle structure faudrait-il créer? Je n’ai pas de réponse, je ne fais que poser des questions. Je vais réagir à des injustices, à des choses qui me touchent. »

LE REGARD DES AUTRES SUR SA PROPRE IDENTITÉ

Si Haïti reste toujours dans son cœur, Montréal est maintenant sa première maison. Quand il rentre au Québec, il a ses références et ses repères, il appelle ses amis. En Haïti, il n’a pas tout ça. Dans ses derniers voyages sur place, il a senti qu’il n’était plus chez lui là-bas.

« Quand je suis allé en Haïti, on m’a traité de « blan » [étranger, en créole haïtien]. Même ma propre famille me traite de « blan ». Pourquoi? Je suis élevé à Montréal avec des Québécois. Je me suis imprégné. Toute mon éducation s’est faite à Montréal. »

« Si ma famille vient chez moi et que je ne fais pas un riz collé, mais des patates pilées, c’est être « blan » pour eux. Comme si j’avais renié ma culture d’origine. Si je prenais leur jugement en considération, c’est sûr que je vivrais dans un dilemme. J’ai plutôt décidé de faire comme j’ai envie. » À l’inverse, au Québec, on utilise aussi parfois seulement ses origines pour le définir.

A entendre l’accent québécois de Février, on ne saurait probablement pas qu’il est immigrant. Sa couleur de peau foncée le différencie par contre rapidement de la majorité blanche du Québec. Plusieurs médias l’identifient toujours comme Haïtien d’abord, même lorsque ses œuvres parlent de thématiques aucunement liées à son pays d’origine. « C’est une étiquette qu’on me donne. »

Quand les premiers journaux grand public ont commencé à s’intéresser à son travail, il était présenté presque systématiquement comme un « artiste haïtien ».

« Ce n’était pas « le Québécois d’origine haïtienne », mais « l’artiste haïtien ». C’était vraiment à la fois comique et révélateur. Quand j’ai vu ça, j’ai fait le saut. Il y a eu plusieurs articles ensuite qui m’ont fait le même effet. »

Son fils métissé, né au Québec d’une mère du Saguenay-Lac-Saint-Jean, région à 800 km au nord de Montréal, vit parfois la même situation. « On lui dit : mais tu viens d’où? C’est quand même drôle alors qu’il est chez lui, avec une mère du Saguenay!  »

Il croit que même si une personne a immigré depuis des années, elle sera toujours l’« autre » aux yeux de ceux qui nous regardent. « Et ce, même si je ne me vois pas comme un étranger. Je sais que je suis venu d’ailleurs, mais je ne me vois pas différemment d’un Québécois. Je sais que je suis venu d’Haïti, mais si tu me demandes quel est mon pays, c’est le Québec. »

« Il faut être soi-même et s’accepter, ajoute-t-il. Ne pas penser à l’autre, à ce que les autres pensent de toi. »

  • Silent Rain© Stanley Février
    Silent Rain
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Stanley Février réclame haut et fort le droit de rejeter toute catégorie réductrice liée à son identité. Les plus grandes réflexions qu’il mobilise dans son art concernent d’ailleurs plutôt la société québécoise.
« Si la pauvreté est la misère d’Haïti, la souffrance psychologique est la plus grande misère du Québec. C’est ce que j’ai abordé dans mon exposition sur les fusils. »

Son œuvre-choc comportant 22 fusils couverts de peinture blanche et collés dans un cadre au mur, référence à une tuerie en milieu scolaire, a même failli être retirée pendant une exposition dans un lieu public. « Au Québec, on consomme annuellement plus de 14,5 millions d’antidépresseurs, deux fois plus que sa population. Ça montre qu’il y a une souffrance. Le Québec possède le taux le suicide le plus élevé du Canada. Les crimes haineux, les fusillades, c’est ça aussi. »

Les gens présentant des signes de détresse se sentent abandonnés, seuls et sentent qu’ils n’ont pas de recours, si ce n’est que se tuer, voire d’en tuer d’autres pour faire entendre leur voix. « C’est ça qu’on ne veut pas voir [en Occident]. Les causes qui poussent les tueurs à agir. Il ne faut pas regarder que l’action. Je n’excuse pas le drame, mais je cherche à comprendre ce qui pousse à agir. Si ça se répète, il y a des raisons. »

C’est beaucoup plus facile de donner de l’argent et de montrer qu’on est généreux envers des victimes après une catastrophe. Il est beaucoup plus difficile de prendre conscience des appels à l’aide près de nous et d’agir sur les raisons de cette détresse. Avec son art, Stanley Février tente de provoquer une telle introspection, qui s’avère nécessaire, comme le démontre malheureusement la récente fusillade dans une mosquée de Québec.